34.
L’enterrement
J’ai vu Jared plonger. Avec un impact sourd, son poing a percuté le visage de Kyle.
Les yeux du géant se sont révulsés et sa tête est retombée inerte sur l’oreiller.
Pendant quelques instants, un silence a régné dans la pièce.
— Hum…, a finalement lâché Doc. D’un point de vue médical, je ne suis pas sûr que c’était la meilleure des choses à faire, vu son état…
— Mais à moi, ça m’a fait du bien.
Doc a esquissé un pâle sourire.
— Allez. Ce n’est pas quelques minutes de plus dans les pommes qui vont le tuer.
Doc a soulevé à nouveau la paupière de Kyle, pris son pouls.
— Que s’est-il passé ? (C’était Wes. Il était tout près de moi et me parlait dans un murmure.)
— Kyle a essayé de tuer le mille-pattes, a répondu Jared avant que j’aie eu le temps de répondre. Ça t’étonne ?
— Kyle n’a rien fait, ai-je marmonné.
Wes a regardé Jared.
— Les mille-pattes sont plus doués pour l’altruisme que pour le mensonge ! a fait remarquer Jared.
— Tu tiens vraiment à être désagréable ? (Ma patience était plus qu’à bout. Je n’avais pas dormi de la nuit. Ma jambe me faisait souffrir, mais j’avais plus mal encore à la tête. À chaque inspiration, mes côtes imploraient grâce. Bref, j’étais d’une humeur de dogue !) Parce que si c’est le cas, bravo ! Tu y réussis parfaitement !
Jared et Wes m’ont regardée avec de grands yeux. Et je suis certaine que tous les autres dans la salle faisaient de même. À part Jeb, peut-être, le maître de la dissimulation.
— Je suis une « femme », ai-je poursuivi d’une voix lasse. J’en ai ma claque que vous m’appeliez le mille-pattes !
Jared a battu des paupières, interdit. Puis son visage s’est durci aussitôt :
— Parce que tu occupes un corps de femme ?
Wes s’est tourné vers Jared.
— Parce que j’en suis une ! ai-je rétorqué.
— Selon quels critères ?
— Les mêmes que les tiens ! Dans mon espèce, je suis celle qui porte les enfants. Ça te suffit comme critère ?
Ça l’a fait taire. Une soudaine satisfaction m’a envahie.
Bien joué ! a approuvé Melanie. Il s’est comporté comme un goujat.
Merci.
Entre filles, il faut se serrer les coudes.
— Tu ne nous as jamais raconté ça, Gaby, s’est étonné Wes tandis que Jared cherchait une contre-attaque. Comment ça marche chez vous ?
Wes a soudain pâli en s’apercevant qu’il avait parlé tout haut.
— Je veux dire, tu n’es pas obligée de répondre. Je ne voulais pas être indiscret.
J’ai ri. (Je changeais bien trop vite d’humeur à mon goût. Une vraie girouette.)
— Non, ça n’a rien d’indiscret. Nous avons une façon de perpétuer l’espèce beaucoup moins élaborée que la vôtre. (J’ai ri encore et j’ai piqué un fard. Je me souvenais très clairement de la façon dont les humains s’y prenaient.)
Tu peux penser à autre chose ?
Ce sont « tes » souvenirs !
— Alors ? s’impatientait Wes.
J’ai poussé un soupir.
— Très peu d’âmes choisissent de devenir… Mères. Celles qui, comme moi, ont ce potentiel s’appellent des « Pas-encore-Mères ». (Chez les âmes, il n’y avait pas de rapports maternels, aucune Mère ne restait en vie ; il ne subsistait d’elles que leur souvenir.)
— Et tu as ce potentiel ? a demandé Jared avec raideur.
Je savais que tout le monde écoutait. Même Doc avait cessé d’ausculter Kyle.
Je n’ai pas voulu répondre.
— Ça ressemble un peu à ce qui se passe dans vos ruches ou vos fourmilières. Il y a beaucoup de membres asexués dans la famille, et puis, la reine…
— La reine ? a répété Wes en me regardant d’un drôle d’air.
— Non, pas une reine comme ça. Mais il n’y a qu’une Mère pour cinq ou dix mille individus de mon espèce. Parfois moins encore. Il n’y a pas de règles strictes.
— Pour combien de bourdons ? s’est enquis Wes.
— Oh non, il n’y a pas de bourdons. Non, comme j’ai dit, c’est beaucoup plus simple que ça.
Ils attendaient l’explication. J’ai dégluti. Je n’aurais pas dû aborder ce sujet. Maintenant, je ne voulais pas aller plus loin. Était-ce vraiment grave si Jared continuait à m’appeler le « mille-pattes » ?
Ils me regardaient tous. Je me suis renfrognée, mais j’ai parlé :
— Les Mères se scindent. Une sorte de « désolidarisation cellulaire », vous diriez, mais notre structure interne est différente de la vôtre. Chaque « cellule » devient une nouvelle âme. Et chacune garde un peu de la mémoire de la Mère ; c’est cette partie des Mères qui subsiste.
— Combien de divisions ? a demandé Doc. Combien de jeunes ?
— Environ un million, ai-je répondu avec un haussement d’épaules.
Leurs yeux, déjà grands ouverts, se sont écarquillés davantage encore. J’ai tenté de ne pas me sentir blessée quand Wes s’est écarté de moi d’un air dégoûté.
Doc a lâché un sifflement. Il était le seul à vouloir que je continue. Aaron et Andy étaient troublés. Ils n’avaient jamais assisté à mes « cours » dans la cuisine. Jamais ils ne m’avaient entendu parler autant.
— Quand cela se produit-il ? Il y a un facteur déclenchant ? a demandé Doc.
— Non, c’est un choix. C’est la seule façon dont nous acceptons de mourir. Une sorte de marché. Une vie contre une nouvelle génération.
— Tu pourrais choisir de le faire maintenant, de te diviser, comme ça, par simple décision ?
— Ce serait un peu compliqué, mais oui, ce serait possible.
— Qu’est-ce qui serait compliqué ?
— Prendre la décision. Le processus est douloureux.
— Douloureux ?
Il n’y avait pas de quoi s’étonner pourtant. C’était pareil chez les humains.
Les hommes ont la mémoire courte ! a raillé Mel.
— Ça fait très mal, ai-je expliqué. On garde tous en mémoire les souffrances de nos Mères.
Doc se caressait le menton, fasciné.
— Je me demande quelle voie a empruntée l’évolution pour arriver à ça… une société de type ruche avec des reines qui se suicident et…
Il n’a pas terminé sa phrase, perdu dans des pensées.
— L’altruisme ? a murmuré Wes.
— Oui. C’est une possibilité, a lâché Doc, pensif.
J’ai fermé les yeux. Pourquoi avais-je parlé ? J’avais le vertige. Était-ce simplement la fatigue ou les coups sur la tête ?
— Oh ! Pardon Gaby ! a lancé Doc. Tu as dormi encore moins que moi. On va te laisser te reposer.
— Ça va…, ai-je marmonné sans ouvrir les yeux.
— C’est le bouquet, a lâché quelqu’un d’une voix sourde. On a chez nous une reine pondeuse ! Elle peut se transformer d’un moment à l’autre en un million de petits aliens !
— Chut !
— Ils ne pourraient pas vous faire de mal, ai-je répondu en gardant toujours les paupières closes. Sans corps hôtes, ils mourraient rapidement. (J’ai grimacé, en concevant cette image insupportable : un million de petites âmes sans défense, de petits bébés argent, se tordant de douleur.)
Les autres sont restés silencieux, mais leur soulagement était palpable dans l’air.
J’étais si fatiguée. Au diable Kyle, même s’il se trouvait à un mètre de moi ! Au diable ses deux sbires qui attendaient son réveil pour passer à l’action ! Tout ce que je voulais, c’était dormir.
Évidemment, c’est à ce moment-là que Walter s’est réveillé.
— Oohh ! a-t-il gémi. Gladys ? Tu es là ?
Avec un gémissement semblable, j’ai roulé sur le côté. Un éperon de douleur a traversé ma jambe blessée. Je ne pouvais pas bouger. Alors j’ai tendu le bras vers lui, cherché sa main.
— Je suis là, ai-je murmuré.
— Ah… ! a soupiré Walter de soulagement.
Doc a fait taire les protestations qui commençaient à s’élever parmi les nouveaux venus :
— Gaby l’a tranquillisé pendant qu’il souffrait le martyre ! Elle lui a apporté la paix et le sommeil ! Il lui a écrasé la main pendant des heures. Et vous, qu’avez-vous fait pour lui ?
Walter a encore gémi. Un son grave, guttural, mais qui s’est rapidement mué en cri de douleur.
Doc a tressailli.
— Aaron, Andy, Wes… Vous voulez bien aller chercher Sharon, s’il vous plaît ?
— Tous les trois ?
— Dehors ! a traduit Jeb.
Les trois hommes se sont exécutés sans piper.
— Gaby, a chuchoté Doc dans mon oreille. Il souffre. Je ne peux le laisser revenir complètement à lui.
J’ai tenté de me montrer forte.
— Il vaut mieux qu’il ne me reconnaisse pas. Il vaut mieux qu’il croie que Gladys est ici.
J’ai soulevé les paupières. Jeb se tenait à côté de Walter, qui semblait encore dormir.
— Au revoir Walter, a articulé Jeb. On se retrouve sur l’autre rive.
Il a reculé d’un pas.
— Tu es un brave homme. Tu nous manqueras, a murmuré Jared.
Doc fouillait de nouveau dans le paquet de doses de morphine. J’entendais le bruit du sac en papier.
— Gladys ? a sangloté Walter. Ça fait si mal.
— Là… là… cela ne va pas durer. Doc va te soulager.
— Gladys ?
— Oui ?
— Je t’aime, Gladys. Je t’ai aimée toute ma vie.
— Je le sais, Walter. Je… je t’aime aussi. Tu sais combien je t’aime.
Walter a soupiré.
J’ai fermé les yeux quand Doc s’est penché sur le mourant avec sa seringue.
— Dors bien, cher ami, a murmuré Doc.
Les doigts de Walter se sont détendus, puis dépliés lentement. Je les ai tenus dans ma main. C’est moi à présent qui m’accrochais à lui.
Les minutes se sont écoulées ; tout était silencieux, hormis le bruit de ma respiration. Elle était saccadée, traversée de spasmes, et se muait en sanglots étouffés.
Quelqu’un a posé sa main sur mon épaule.
— C’est fini, Gaby, a déclaré Doc d’une voix grave. Il a cessé de souffrir.
Il a pris ma main libre et m’a fait rouler doucement, pour m’installer dans une position moins douloureuse. Maintenant que je ne risquais plus de réveiller Walter, mes sanglots se faisaient plus bruyants. J’ai posé ma main sur mon flanc, où la douleur se propageait.
— Allez, vas-y. Ça te démange…, a marmonné Jared.
De quoi parlait-il ? Je voulais ouvrir les yeux mais n’en avais plus la force.
Quelque chose m’a piquée. Je ne me rappelais pas m’être fait mal au bras. En particulier à cet endroit, dans le creux du coude.
De la morphine, a chuchoté Melanie.
Je sombrais déjà. Je voulais lutter, mais je ne le pouvais pas. Le grand voyage avait commencé.
Personne ne m’a dit au revoir, ai-je pensé avec tristesse. Jared, c’est normal, mais Jeb… Doc… Et Ian qui n’était même pas là…
Personne ne va mourir, m’a-t-elle promis. C’est juste le marchand de sable qui passe.
À mon réveil, le plafond au-dessus de moi était éclairé par les étoiles. Il y en avait des milliers… Où étais-je ? Il n’y avait pas de zones opaques dans mon champ de vision. Pas même de plafond. Juste des étoiles, encore et encore…
Le vent caressait mon visage. Il y avait l’odeur de la poussière et une autre senteur, que je ne parvenais à définir. Il manquait quelque chose aussi. L’odeur de champignon. Et celle du soufre. Et l’air était curieusement sec.
— Gaby ? a chuchoté quelqu’un, en touchant ma joue – celle sans hématomes.
Mes yeux ont trouvé le visage de Ian, blanc sur le clair des étoiles, penché au-dessus de moi. Sa main sur ma peau était plus fraîche que la brise ; c’était plutôt agréable. Où me trouvais-je ?
— Gaby ? Tu es réveillée ? Ils ne peuvent attendre plus longtemps.
— Quoi ? ai-je chuchoté à mon tour.
— Ils ont déjà commencé. Je me suis dit que tu voudrais être là.
— Elle revient à elle ? (C’était la voix de Jeb.)
— Qu’est-ce qui a commencé ?
— Les funérailles de Walter.
J’ai tenté de me redresser mais mon corps était comme de la guimauve. La main de Ian s’est posée sur mon front pour me faire tenir tranquille.
J’ai tourné la tête pour tenter de voir sous sa main…
J’étais dehors.
Dehors !
Sur ma gauche, un monticule de rochers formait une montagne miniature, couverte de broussailles. Sur ma droite, le désert s’étendait à l’infini, se perdant dans les ténèbres. Plus loin, en contrebas, j’ai aperçu un groupe d’humains, visiblement mal à l’aise. Je savais pourquoi. Ils se sentaient vulnérables à l’air libre.
J’ai voulu à nouveau me lever. Je voulais m’approcher pour voir ce qu’ils faisaient. Mais la main de Ian m’en a encore empêchée.
— Doucement… N’essaie pas de te lever.
— Aide-moi…
— Gaby ? (C’était la voix de Jamie.)
Je l’ai aperçu, ses cheveux sautant sur sa tête tandis qu’il courait vers moi.
Sous mes doigts, j’ai senti le rebord d’un matelas. Comment étais-je arrivée ici – endormie sous les étoiles ?
— Ils n’ont pas attendu, a expliqué Jamie. Cela va bientôt être fini.
— Aide-moi à me lever.
Jamie s’est penché pour prendre ma main, mais Ian a secoué la tête.
— C’est bon, je la prends.
Ian a glissé ses bras sous moi en veillant à ne pas toucher les zones les plus douloureuses. Il m’a soulevée et ma tête a tangué comme un bateau dans la tempête.
— Qu’est-ce que Doc m’a fait ? me suis-je plainte.
— Il t’a donné le reste de morphine pour pouvoir t’examiner sans te faire mal. Tu avais besoin de dormir, de toute façon.
Je me suis renfrognée.
— Quelqu’un pouvait en avoir plus besoin que moi.
— Chut !
J’ai entendu une voix grave au loin. J’ai tourné la tête : le groupe d’humains se tenait à l’entrée d’une grotte s’ouvrant au pied de la pile instable de rochers. Les gens se tenaient en ligne.
C’était la voix de Trudy.
— Walter a toujours vu le bon côté des choses. Il savait voir la lumière au fond d’un puits. Ça, ça va me manquer.
J’ai vu une silhouette s’avancer dans la grotte ; j’ai reconnu Trudy, à sa natte poivre et sel qui ondulait sous ses pas. Elle a jeté une poignée de sable dans l’obscurité. Les grains ont crissé en disparaissant.
Elle a repris sa place dans le groupe, auprès de son mari. Geoffrey s’est avancé à son tour.
— Va retrouver ta Gladys. Tu seras plus heureux qu’ici. (Geoffrey a lancé sa poignée de poussière.)
Ian m’a portée jusqu’au groupe. Je pouvais à présent distinguer ce qu’il y avait dans la grotte : un grand trou noir, autour duquel se tenait la communauté au complet.
Tout le monde était là. Pas un ne manquait.
Kyle s’est avancé à son tour.
J’ai tremblé, et Ian m’a serrée doucement contre lui.
Kyle n’a pas regardé dans notre direction. J’ai vu son visage de profil ; son œil droit était quasiment fermé par un hématome.
— Walter, tu es mort humain, a déclaré Kyle. C’est le vœu de chacun de nous. (Il a jeté sa poignée de poussière dans le trou et réintégré le groupe.)
Jared se tenait à côté de lui. Il a marché jusqu’à la tombe de Walter.
— Il était la bonté même. Le meilleur d’entre nous. (Il a jeté son sable.)
Jamie s’est avancé à son tour ; Jared lui a tapoté l’épaule en le croisant.
— Walter était gentil, a déclaré Jamie. Il n’avait pas peur de mourir, il n’avait pas peur de vivre et il n’avait pas peur de croire. Il prenait ses propres décisions et elles étaient sages.
(Jamie a jeté sa poignée et est revenu à sa place, en me fixant des yeux pendant tout le trajet.)
— À toi, m’a-t-il chuchoté en venant se poster à côté de moi.
Une pelle à la main, Andy s’avançait déjà.
— Attends ! a soufflé Jamie. (Sa voix basse a résonné dans le silence.) Gaby et Ian n’ont rien dit.
Une rumeur de désapprobation a parcouru l’assistance. J’avais le tournis. Le sol se soulevait autour de moi.
— Un peu de respect pour le mort ! a lancé Jeb d’une voix plus forte que celle de Jamie – trop forte pour moi.
Mon instinct premier était de faire signe à Andy d’avancer avec sa pelle et de demander à Ian de me ramener sur mon matelas. C’était une cérémonie humaine. Je n’y avais pas ma place.
Mais, moi aussi, je pleurais Walter ; et j’avais quelque chose à dire.
— Ian, aide-moi à prendre du sable.
Ian s’est accroupi pour que je puisse prélever ma poignée de poussière. Il m’a posée sur sa cuisse pour pouvoir collecter la sienne. Puis il s’est relevé et m’a portée jusqu’à la fosse.
Je ne voyais pas le fond du trou. Il faisait sombre au pied du monticule et la tombe paraissait très profonde.
Ian a parlé le premier.
— Walter était le meilleur et le plus intelligent des hommes qu’il m’ait été donné de rencontrer. (Il a jeté sa poignée de sable ; un long moment s’est écoulé avant que les grains heurtent le fond de la fosse.)
Ian m’a alors regardée.
C’était le silence complet sous le ciel nocturne. Même le vent était tombé. J’ai parlé doucement, juste un murmure, mais je savais que tous m’entendaient.
— Il n’y avait pas de haine dans ton cœur, Walter. Ton existence était la preuve vivante que nous étions dans l’erreur. Nous n’avions aucun droit de vous prendre votre monde. J’espère que les contes de fées des humains sont vrais, que tu vas retrouver ta Gladys.
J’ai laissé les grains couler entre mes doigts et j’ai attendu que chacun tinte, en rencontrant le corps de Walter, invisible au fond de la fosse.
Andy a commencé à combler le trou dès que Ian s’est reculé. Chaque pelletée de sable faisait un bruit mou et puissant en heurtant le fond de l’excavation. Chaque impact me faisait tressaillir.
Aaron est passé devant nous avec une autre pelle. Ian m’a ramenée vers le groupe pour laisser les deux hommes accomplir leur besogne. Les chocs des outils résonnaient en écho. On a fendu le groupe pour rejoindre notre coin d’ombre ; autour de nous, on s’enlaçait, on se murmurait des paroles de réconfort.
Alors que Ian était sur le point de me déposer sur mon matelas, j’ai rouvert les yeux et je l’ai regardé pour la première fois avec attention ; il avait le visage maculé de cette poussière blanchâtre, les traits fatigués, les yeux bouffis. J’avais déjà vu Ian dans cet état, une fois… mais quand ? Impossible de m’en souvenir… Et puis une autre question a rompu le fil de mes pensées, quand Ian m’a étendue sur la paillasse : et maintenant ? Qu’étais-je censée faire dehors ? Dormir ? J’ai aperçu Doc ; il se tenait juste derrière nous ; Ian et lui se sont agenouillés à côté de moi.
— Comment te sens-tu ? m’a demandé le médecin en tâtant déjà mon flanc.
Je voulais m’asseoir, mais Ian m’a retenue par l’épaule.
— Bien. Je crois même pouvoir marcher…
— Inutile de forcer. Donnons à cette jambe quelques jours encore pour se remettre. (Doc m’a soulevé la paupière gauche d’un geste automatique, et a braqué le faisceau de sa lampe sur ma pupille. De mon œil droit, j’ai vu le reflet brillant qui a couru sur son visage. Il a cligné des yeux sous le reflet, et s’est reculé de quelques centimètres. La main de Ian, sur mon épaule, n’a pas bougé. Cela m’a surprise.)
— Ça ne facilite pas le diagnostic, a lâché Doc. Comment va la tête ?
— Un peu groggy. À cause de la morphine, pas à cause des coups. Je n’aime pas trop ça. Je préfère sentir la douleur… je crois.
Doc a grimacé. Ian aussi.
— Quoi ? ai-je demandé.
— Je vais encore devoir t’endormir, Gaby. Je suis désolé.
— Mais pourquoi ? Je n’ai pas si mal. Je ne veux pas…
— On doit te ramener à l’intérieur, m’a interrompue Ian, en chuchotant, comme s’il ne voulait pas que les autres entendent. (Leurs voix résonnaient en sourdine derrière nous, se réverbérant sur les rochers.) On a promis que… que tu serais inconsciente.
— Vous n’avez qu’à me bander les yeux comme l’autre fois.
Doc a sorti la petite seringue de sa poche. J’étais déjà abattue, mais là, c’était le coup de grâce. Je me suis reculée, cherchant refuge auprès de Ian. Sa main sur mon épaule s’est faite plus ferme :
— Tu connais trop bien les grottes, a murmuré Doc. Ils ont peur que tu devines…
— Mais où pourrais-je aller ? ai-je murmuré avec désespoir. Même si je savais où est la sortie, pourquoi m’en irais-je maintenant ?
— Cela les rassure, a expliqué Ian.
Doc a pris mon poignet ; je me suis laissé faire. J’ai détourné la tête au moment où l’aiguille s’est enfoncée dans ma peau ; j’ai regardé Ian. Ses yeux étaient dans la pénombre. Il a grimacé en voyant que je me sentais trahie.
— Pardon…, a-t-il murmuré.
C’est la dernière chose que j’ai entendue.